après le naufrage

 

à propos de l’anarcho-électorat de l’été 2024

Nous avons écrit ce texte en l’honneur de tous.te.s nos camarades qui se sont pressé.e.s dans les isoloirs en juin et en juillet dernier pour déposer leur bulletin dans les urnes, en y glissant au passage leur dernière parcelle de dignité et en abandonnant toute velléité révolutionnaire.

Nous sommes heureux.ses de constater qu’iels ont aujourd’hui le gouvernement qu’iels méritent, et un ministre de l’Intérieur dont iels peuvent être fier.e.s.

Parce qu’iels ont contribué par leur vote à justifier ce gouvernement, et surtout à justifier l’Etat et l’exploitation, nous souhaitions leur rendre hommage avec ce second texte. Mieux, puisque Le citoyennisme qui vient, à notre grande surprise, a semblé choquer certain.e.s anarchistes autoproclamé.e.s – alors même que ce texte ne faisait que rappeler succinctement les fondamentaux de l’anti-électoralisme et de l’anti-étatisme – nous avons décidé d’en développer ici le contenu. En d’autres termes, c’est une façon de dire qu’on persiste et signe.

Cela ne devrait même pas être nécessaire. Et pourtant… Pourtant certain.e.s camarades se sont offusqué.e.s. Pourtant, Paris Luttes Infos, principal site mutu parisien nous a censuré.e.s – en même temps que plusieurs autres textes du même type – sans même amorcer la moindre discussion, avec des arguments si absurdes qu’ils auraient tout aussi bien pu servir à censurer Reclus, Libertad, Malatesta et bien d’autres*, parachevant ainsi un virage électoraliste et social-démocrate qui restera comme un tournant majeur dans l’histoire de ce site. Si l’on ajoute à cela la publication d’un texte d’une candeur et d’une tiédeur à faire passer Hollande et Glucksmann pour l’avant-garde d’une faction armée révolutionnaire (N’y a-t-il rien à célébrer ?), l’on ne peut que constater l’ampleur du naufrage.

Voici donc, en quatre points principaux, ce que nous pensons de l’égarement de nos ex-camarades qui se sont perdu.e.s dans les urnes, de la logique d’assimilation libérale à laquelle iels se sont plié.e.s, de la fonction réactionnaire du corps électoral qu’iels ont intégré et de l’inutilité de distinguer entre les différentes formes d’Etat, que nous combattons toutes.

Le sens de la rupture

Nous estimons que le principal facteur de désorientation de nos camarades l’été dernier a été la perte du sens de la rupture. Par-là nous entendons qu’iels n’ont pas été capables de faire la différence entre les clivages de surface qui agitent l’espace public libéral-capitaliste et le véritable antagonisme sur lequel nous devons porter toute notre attention et toute notre énergie destructrice.

Qu’on ne s’y trompe pas : c’est une question cruciale, à laquelle il peut s’avérer difficile de répondre dans certains contextes. Identifier son véritable ennemi et le distinguer des faux-amis qui pullulent à gauche n’est pas toujours facile. Mais tout de même : il ne fallait pas une conscience politique si aiguisée en juin/juillet dernier pour percevoir que le pseudo-clivage commenté avec une grande intensité dramatique par les médias relevait ni plus ni moins de ce que Debord appelait « les fausses luttes spectaculaires des formes rivales du pouvoir séparé », autrement dit une parodie de division, la simple expression de la compétition des élites et de leurs partis pour leurs intérêts sectoriels spécifiques, donc pour la gestion autoritaire de l’État libéral-capitaliste. À aucun moment, sous aucune forme que ce soit, un véritable antagonisme, expression d’une rupture radicale, n’a été en jeu. 

Rien de pire que ces fausses divisions entre élites. Elles sont une distraction, la mise en scène d’un conflit qui n’existe que sur fond d’un consensus bien plus profond et solide, à savoir l’adhésion au système libéral- capitaliste et la validation de la domination étatique. En d’autres termes ces luttes politiques de surface, ces querelles mineures entre exploiteurs, ce soi-disant clivage gauche-droite n’est qu’une petite dispute entre amis à propos de laquelle les électeur.rices, crédules, sont invités à arbitrer.
 
Le libéralisme – en tant qu’organisation politique – trouve ici son apogée. C’est un formidable instrument de dépolitisation qui neutralise la conflictualité, anesthésie les individus et réduit la politique à une querelle entre gens de bonne compagnie dont la compétition et l’alternance sont un leurre puisqu’en arrière-plan l’essentiel reste hors de portée de la contestation : le système, ses fondements, ses valeurs, ses institutions, ne sont pas mis en cause et sont voués à demeurer intacts.

Quelle preuve faut-il à nos camarades ? La gauche réclamait la victoire… C’est-à-dire, comme on le sait à présent, la possibilité de mettre au pouvoir une énarque ou un ancien ministre de l’Intérieur ayant soutenu la répression à outrance qui a mené à la mort de Rémi Fraisse. C’est cela, une victoire ? Non, tout le spectre de l’échiquier partisan officiel, qui prend place dans les assemblées et dans les lieux du pouvoir, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite (oui, on a bien dit tout le monde), n’incarne qu’un seul et même camp : celui de l’oppression politique et économique. Faut-il rappeler le bilan de la gauche au pouvoir ? Quel degré d’amnésie historique faut-il avoir pour croire que les choses iront « mieux », que nous pourrons « souffler », que le militantisme sera plus « facile » ou que notre vie sera meilleure parce que ces gens-là auront gagné ?

On nous a dit qu’il fallait éviter le pire. Mais le pire n’était pas en jeu à l’occasion des dernières élections législatives, le pire est déjà au pouvoir depuis longtemps. À vrai dire, il n’y avait aucun enjeu dans ces élections. C’était, nous l’avons dit, un non-évènement, une série de péripéties toutes entières contenues à l’intérieur du monde marchand.

Le véritable antagonisme est ailleurs. Et les représentants de la pseudo-gauche parlementaire n’en sont pas plus proches, et ne nous en rapprochent pas plus, que la droite ou l’extrême-droite. Pour rompre véritablement avec l’Etat libéral-capitaliste, il faudra les combattre tous, sans distinction, comme un seul et même ennemi. Cessons de considérer un camp comme plus proche de nous, de nos idées, et l’autre comme plus hostile. Nous ne devons instaurer qu’un seul et unique rapport d’hostilité total, absolu, envers l’ensemble des élites gouvernantes, quelle qu’elles soient. Notre conflictualité doit être aveugle au système de différentiation qui manifeste la querelle des oppresseurs et leurs désaccords superficiels sur les modalités de gestion de l’oppression socio-économique. Nous devons procéder à la simplification radicale des choses, à l’émergence d’une fracture unique de part et d’autre de laquelle il n’y a aura pas de réconciliation possible. 

Voilà le seul vrai antagonisme, que nous ne devons jamais perdre de vue : la rupture avec la totalité de l’ordre existant, sans nuances, sans négociation possible avec celles et ceux qui participent au spectacle que l’on nous vend comme une marchandise. Ne nous laissons pas distraire, mettons en œuvre les conditions d’une séparation intransigeante, celle qui nous maintient à distance de tout ce qu’il faudra détruire : le libéralisme, le capitalisme, donc aussi l’Etat – plus ancien encore que ces masques-là, qu’il a pris comme il en a pris d’autres au cours des siècles.

Cet antagonisme, par lequel le système est confronté à sa pleine et entière négation, a plusieurs noms et nous les acceptons tous. C’est la lutte des classes, à condition que l’on admette que le prolétariat ne soit plus seulement ouvrier mais englobe toutes les catégories opprimé.e.s, exploité.e.s et dominé.e.s. C’est la guerre sociale enfin déployée dans tous les secteurs de la société. C’est le combat du peuple contre ses ennemis. C’est, si vous y tenez, la contradiction principale, vers laquelle convergent nécessairement toutes les luttes. Peu importe le vocabulaire : ce qui compte est le partage clair, limpide, entre les partisans du système – tous les oppresseurs, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite citoyennistes et électoralistes – et les forces insurrectionnelles qui aspirent à les renverser en même temps que l’Etat.

Aucune « victoire » ne passe par l’intérieur du système. Nous autres, insurrectionnalistes, ne gagnerons jamais grâce à une élection et nous ne nous laisserons jamais distraire par le spectacle navrant de la concurrence entre les marchandises électorales, ce marché illusoire où les consommateurs paient en bulletins de vote leur soumission au pouvoir et leur confort moral.

Contre les droits libéraux

Mais enfin, nous dira-t-on, n’y avait-il tout de même pas, lors des dernières élections, en fonction du vainqueur, un enjeu en termes de progression ou de régression des droits ? N’est-t-on pas en pleine période de backlash illibéral un peu partout dans le monde, et n’était-ce pas dès lors égoïste de dénoncer l’élection et les électeur.rices alors que l’on pressentait que des minorités seraient impactées ? 

Ce chantage aux droits libéraux mérite qu’on s’y attarde un peu, tant il est crucial dans la façon dont certain.e.s camarades ont perdu de vue le véritable antagonisme et sont laissé.e.s happer par une logique d’assimilation au système libéral-capitaliste. 

Voter, donc, serait indispensable pour protéger les droits existants des minorités, ou pour empêcher qu’elles ne les perdent. Mais alors nous ne comprenons plus : ces droits seraient-ils un substitut à la lutte révolutionnaire ? Ou sinon, peut-être, une manière indirecte de mener progressivement à la rupture avec le régime ? Ils permettraient ainsi aux dominé.e.s de gagner la lutte contre ce qui les opprime… Non. Un tel monde n’existe pas. Les droits sont une machine à neutraliser les antagonismes et cette machine fonctionne par le triple mécanisme de l’assimilation, de la dépolitisation et de la marchandisation :     

Assimilation, car les droits que l’Etat libéral-capitaliste octroie aux opprimé.e.s ne visent qu’à les intégrer à l’ordre bourgeois et à les pousser à s’adapter au mode de vie docile et conservateur, calqué sur le modèle familial patriarcal, qui est le moteur de la reconduction et de la perpétuation de l’ordre existant. Les droits sont le vecteur du confort, du conformisme et de la soumission.

Dépolitisation, car en échange de ces droits les opprimé.e.s subissent une injonction à se taire, à cesser toute critique du système et à ne se mobiliser que dans le strict cadre des formes normées de la participation routinisée (vote, pétitions ineptes, engagement syndical ou associatif et dans le meilleur des cas manifestations ritualisées…). Faut-il rappeler que toute attaque contre le régime, donc tout positionnement en tant qu’ennemi réel de celui-ci, de part et d’autre de la véritable rupture antagoniste, produit immédiatement la remise en cause des droits et l’application d’une logique d’exception qui désigne toute forme d’extériorité comme une proclamation terroriste ? 

Marchandisation, enfin, car l’acquisition des droits permet de profiter des largesses consuméristes du système, d’accéder au marché, de jouir de ses biens et – faveur ultime – de voir sa propre culture et son mode de vie éventuellement eux-mêmes érigés en marchandises. C’est la récompense ultime : devenir soi-même un produit, une petite parcelle du spectacle – intégrer un monde qu’on ne veut évidemment plus détruire.

Tout cela est connu. Droit au mariage, droit à s’engager dans l’armée… Les queers insurrectionnalistes de Bash Back! nous ont mis en garde il y a plus de dix ans déjà contre les pièges de l’assimilationnisme libéral : pour les minorités racisées, féministes, LGBT, queers, comme pour le prolétariat ouvrier avant elles, la lutte pour les droits est un traquenard et une supercherie. C’est l’espoir de gagner quelques privilèges, d’embourgeoiser son existence, ce qui conduit à la normalisation sociale et à l’abandon de toute perspective révolutionnaire. Pire, quémander à l’État un peu plus d’égalité, c’est le conforter et le renforcer, c’est participer à l’extension du spectre de son contrôle juridique sur les populations, c’est s’inclure dans l’ordre légal et se laisser recouvrir de la puissance légiférante du système. Croyez-vous que vous arrachez vos droits à l’Etat ? Il vous les octroie de bonne grâce tant que vous vous soumettez.

Au sommet, le roi des droits : le droit de vote, évidemment. Peu importe combien de générations d’anarchistes – et surtout combien de générations d’anarcha-féministes – ont combattu ce droit comme une illusion, un leurre déployé par l’Etat libéral pour détourner les vocations révolutionnaires de leur but. Peu importe Emma Goldman et tant d’autres ! Oublions-les, marchons sur leurs cadavres. Nos camarades, si pressé.e.s d’enterrer en juin/juillet dernier leurs propres idéaux, ont renié en un geste, dans l’isoloir, tout un passé de lutte.

Nous disons pour notre part que les droits libéraux ne peuvent être ni réclamés, ni invoqués. Et cela implique aussi, d’ailleurs, de résister à la tentation d’en appeler à la justice étatique, à ses juges et à ses prisons. Car y céder c’est encore renforcer l’Etat, le soutenir et l’approuver, c’est contribuer activement et volontairement à consolider l’origine même de l’oppression raciste, sexiste, homophobe ou transphobe. Lutter contre l’oppression passe par la destruction du droit et la démolition des institutions qui le fondent. 
 
Si l’on regarde un peu en arrière, on voit à quel point cette question est historiquement décisive. Chaque lutte, chaque époque du prolétariat sous ses différentes incarnations (des ouvriers du XIXème siècle jusqu’aux minorités racisées ou aux minorités de genre actuelles) s’est vu offrir, après avoir constitué pendant un temps une menace subversive, une place au chaud dans le système libéral-capitaliste. Et à chaque génération certain.e.s ont cédé à l’Etat, jusqu’à en devenir parfois des piliers à force d’embourgeoisement et de soumission. À chaque fois, mettre un bulletin dans une urne, et croire qu’un camp au sein de l’élite, parce qu’il promet un peu plus de droits, ou leur préservation, peut contribuer à diminuer l’oppression, ont été l’expression la plus manifeste de ce renoncement réactionnaire.

Le vote comme collaborationnisme d’Etat

Voter n’est pas un acte anodin, ni une petite compromission. L’électeur accomplit un double geste d’intégration à l’État et de renforcement de celui-ci. C’est un acte de collaboration volontaire et la moindre des choses serait qu’il l’assume. 

Voter c’est s’intégrer à l’Etat  

Qu’est-ce que le « corps électoral », si ce n’est une institution étatique pleinement reconnue et identifiée (on est sur une liste, on a sa carte, on se déplace le jour prévu, dans le bureau de vote officiel…) de désignation de la portion des élites appelées à gouverner à un moment donné ? 

Tâchons d’éclaircir cela en nous délestant des illusions propres à la fiction démocratique. L’électorat n’est pas une entité extérieure à l’État, qui serait autonome vis-à-vis de lui et qui dans lequel on pourrait déceler une quelconque trace de souveraineté. Vous pensiez à la souveraineté populaire ? Mais quel.le anarchiste, quel.le révolutionnaire croit encore à cette fable ? Rien de tel n’existe dans les limites de l’État libéral-capitaliste. Celui-ci est tout entier bâti sur la neutralisation et l’exclusion de toute forme de mobilisation collective, populaire et égalitaire par laquelle des individus pourraient abolir la domination et décider, par un acte d’auto-détermination, de leurs conditions d’existence. Qu’on appelle cela « peuple » et « souveraineté populaire » n’a d’ailleurs aucune importance. L’important est que vous ne les trouverez nulle part à l’intérieur de l’ordre existant. Ni dans la rue, ni dans les isoloirs. Et pour cause : ce n’est que dans l’antagonisme véritable, dans l’action de négation et d’abolition totale du système que quelque chose ressemblant à une telle souveraineté survient. C’est seulement dans la lutte et la rupture, dans les interstices insurrectionnels et dans les gestes destructeurs, que l’on peut discerner l’expression d’une volonté libre et autonome. 
 
Mais si nulle volonté ne s’exprime donc dans l’isoloir, que reste-t-il alors à l’électorat ? Une simple fonction d’État, un rôle institutionnalisé parfaitement normé et intégré, qui entretient une relation d’interdépendance avec la fonction élective dont il est le moteur : électeur.rices et élu.e.s sont les deux faces d’une même pièce, les deux composantes d’un ensemble homogène et indissociable qui constitue le système de cogestion gouvernementale. Oui, l’électeur.rice, même lorsqu’iel se prétend anarchiste, est cogestionnaire de la domination. Une réalité que certains juristes bourgeois de la Troisième république avaient crûment décrite avant que le gaullisme ne recouvre tout cela de l’illusion démocratique bonapartiste.

Voter c’est renforcer l’Etat

Pire, non content de participer à sa propre domination, l’électeur.rice légitime par son vote l’existence même de l’État et la mise en ordre de l’espace social. Car l’élection est un rituel de maintenance du système qui vise exclusivement à en reproduire les mécanismes à l’infini au sein de la temporalité libérale fondée sur le rythme cyclique du calendrier électoral. 
 
Qu’on soit bien clair sur ce que cela signifie : chaque électeur.rice valide l’ensemble du système et doit assumer l’entière responsabilité de la politique du vainqueur, qu’iel légitime et qu’iel soutient du fait même du bulletin qu’iel a mis dans l’urne. Que ce soutien soit direct (si son candidat qui a gagné) ou indirect (en cas de défaite, si la marchandise politique qu’iel a consommée n’a pas pris la place d’une autre) n’a pas la moindre importance. L’acte de vote, dans sa dimension collective, dans l’autosatisfaction générale qu’il déploie, en tant que phénomène par lequel la société contemple et célèbre sa propre docilité, est toujours une manière d’acquiescer à l’ordre existant. Voilà pourquoi tout.es les électeur.rices de juin/juillet ont validé par avance tous les gouvernements à venir, quelle que soit leur composition. Voilà pourquoi iels ont approuvé par avance tous les ministres de l’Intérieur à venir. Et c’est bien de toi, camarade, que l’on parle ici : toi qui a voté, tu es responsable des répressions futures, des charges de CRS, des LBD et des matraques, tu soutiens les GAV et les CRA, tu soutiens les flics et tu les soutiendras encore quand ils tireront à vue. Tout cela est ton œuvre, tu as participé. Et si jamais l’Etat tue encore l’un.e de nous, tu devras assumer ta part de responsabilité. En votant, « camarade », tu as choisi ton camp.
 
Le plus étonnant est que cela puisse faire débat dans nos rangs. En écrivant Le Citoyennisme qui vient, nous avions l’impression de ne faire que répéter des arguments anciens : Elisée Reclus, Octave Mirbeau, Albert Libertad – dont les anarchistes ressortent la formidable attaque anti-électoraliste à chaque séquence électorale – et bien d’autres ont déjà dit tout cela, chacun à sa manière. Et aucun d’entre eux ne s’est contenté de critiquer les élections en épargnant ou en excusant celles et ceux qui y participent, en les considérant simplement comme de bon.nes camarades un peu égaré.e.s. Non : ils les ont insulté.e.s et méprisé.e.s, et ils ont eu raison de le faire. Ils leur ont réservé le même traitement qu’à leurs ennemi.e.s. 
 
Un exemple ? Toi qui as voté en juin/juillet 2024, voici ce que te dit Libertad : 

« Tu es un danger pour nous, hommes libres, pour nous, anarchistes. Tu es un danger à l’égal des tyrans, des maîtres que tu te donnes, que tu nommes, que tu soutiens, que tu nourris, que tu protèges de tes baïonnettes, que tu défends de ta force de brute, que tu exaltes de ton ignorance, que tu légalises par tes bulletins de vote, – et que tu nous imposes par ton imbécillité. » 
(Albert Libertad, Le criminel, c’est l’électeur !, 1906)
 

Notre radicalité a-t-elle tant régressé plus d’un siècle plus tard pour que ces mots froissent la sensibilité d’anarcho-électeur.rices en perdition ? Tant pis. Nous préfèrerons toujours Libertad à votre extrême-gauche parlementariste, à vos insoumis homophobes et transphobes, à vos socialistes islamophobes, tous ces oppresseurs que vous avez contribué à désigner en pleine fièvre électoraliste, lorsque vous avez cru que voter était un geste antifasciste grandiose.
 
L’anti-électoralisme n’a rien d’une posture folklorique ou désuète. Dans un climat militant où les fondements de l’anarchisme et de l’insurrectionnalisme se sont manifestement dilués dans le citoyennisme libéral ambiant, où des pseudo-révolutionnaires misent sur leurs petites parts de marché parlementaire, il nous apparait crucial de marteler cette évidence : tout électeur est un collabo.

Contre l’État, quel qu’il soit

Notre indifférence envers la séquence électorale de l’été 2024 ne vient pas seulement de la nocivité d’un vote destiné à départager la gauche et la droite du Capital. Elle vient aussi du fait qu’à nos yeux, tous les Etats se valent et qu’aucun, quel que soit le régime ou le programme des gouvernants, n’est meilleur qu’un autre  : quel que soit le contexte, quelle que soit la période, l’État est toujours une instance d’exploitation et d’oppression. Nous autres, insurrectionnalistes, combattons tous les Etats et nous moquons des différences subtiles et scolastiques que les intellectuels organiques de la bourgeoisie aiment à établir entre les différents types de régimes.

A notre grand étonnement, Ce fut l’argument le plus controversé du Citoyennisme qui vient. Dans la fièvre électoraliste de l’été dernier, tandis que la gauche jouait sur la peur du fascisme pour accroitre sa clientèle électorale, cet argument a heurté des camarades.
 
Soyons pédagogues, rafraichissons-leur la mémoire, d’abord avec Malatesta :    

« Les fascistes battent, incendient, tuent, violent toutes les libertés, piétinent la dignité des travailleurs de la manière la plus scandaleuse qui soit. Mais tout le mal que le fascisme a fait ces deux dernières années (…) est-il comparable au mal que l’État a fait tranquillement (….) pendant d’innombrables années, qu’il fait encore et qu’il fera aussi longtemps qu’il existera ? Même en laissant de côté le fait essentiel que l’État est le défenseur des privilèges et donc la cause du maintien du prolétariat dans les conditions de misère et d’abjection où il se trouve, et en ne parlant que des violences les plus voyantes, des violations de la liberté, des atteintes à la dignité, des souffrances physiques et morales infligées, des meurtres commis par l’État et par le fascisme, son enfant illégitime, lequel des deux est le plus coupable ? (…) Il me semble ridicule de demander à l’État de supprimer le fascisme, alors qu’il est bien connu que le fascisme est une création de la bourgeoisie et du gouvernement (…) et qu’il ne sera pas supprimé volontairement par le gouvernement tant qu’il ne se sentira pas assez fort pour s’en passer… en attendant de le ressusciter à nouveau lorsque le besoin s’en fera sentir ». 

(Errico Malatesta, « Il fascismo e la legalità », Umanità Nova, 14 mars 1922)

Puis avec Erich Mühsam, qui écrivit ce qui suit alors même qu’il subissait la persécution nazie : 

« Ce qui fait de l’État un État et ce qui rend tous les États identiques [est] le remplacement du lien immédiat entre les personnes par le transfert du pouvoir à certaines d’entre elles afin qu’elles puissent régner sur les autres. L’absence de pouvoir dans l’organisation sociale est le critère crucial de l’anarchie, ou, pour exprimer cette explication négative sous une forme positive : l’anarchisme ne lutte pas pour un certain type de pouvoir – il lutte pour l’autodétermination et l’autogestion humaines. Par « pouvoir », nous entendons toute prétention autoritaire à créer une division entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. La forme exacte du gouvernement n’a pas d’importance. La monarchie, la démocratie et la dictature ne sont que des formes différentes d’oppression centralisée des personnes. Elles établissent toutes des États. »

(Erich Mühsam, La société libérée de l’Etat : qu’est-ce que l’anarchisme communiste ?, 1933)

Voilà. L’Etat est l’ennemi principal, nous sommes d’accord avec Malatesta. La forme exacte de l’Etat (monarchie, démocratie, dictature, etc.) n’a pas d’importance, nous sommes d’accord avec Mühsam. Et si l’on s’accorde sur le fait que ces deux anarchistes savaient de quoi ils parlaient – sans doute un peu plus que les ex-camarades de Paris Luttes Infos qui nous ont censuré –, nous pouvons partir sur de bonnes bases pour mieux saisir les enjeux des élections législatives de juin/juillet 2024.

Tout Etat nait et se perpétue par la violence

Nous autres, insurrectionnalistes, aimons bien avoir une perspective historique plus large que la simple analyse du système libéral-capitaliste tel qu’il s’est mis en place à partir de la fin du XVIIIème siècle en Europe. Attention, cela ne veut pas dire que nous nous trompons d’ennemi : c’est bien ce système dont nous voulons aujourd’hui la destruction. Mais nous savons aussi que l’État et sa violence sont plus anciens. Nous savons tout ce que doit le capitalisme à l’oppression coloniale et à l’extermination massive des peuples colonisés au cours des siècles antérieurs, notamment en Amérique Latine. Et nous avons appris des anthropologues et des historien.ne.s combien la genèse de l’État, ses massacres, ses guerres, son esclavagisme et son impérialisme, est lointaine. Cela fait plusieurs millénaires que la catastrophe étatique a commencé, et avec elle – puisque c’est ce qui l’a constituée et l’a justifiée – la domination socio-économique, la distinction de genre et les hiérarchies racistes. Depuis lors, les régimes, les valeurs et les idées qui soutiennent l’État ne sont que les expressions secondaires et superficielles de sa violence première et de son but unique de maintien de la domination. Peu importe que vous ayez un empereur, un roi, un dictateur, voire un président ou un parlement élus, peu importe le nom qu’on donne à leurs esclaves, sujets ou citoyens : à travers les millénaires, les empires, les monarchies, les dictatures, les soi-disant « démocraties » ou les républiques n’ont été que les prête-noms de l’oppression fondamentale qui se tenait continuellement en arrière-plan, celle de l’État.
 
L’entrelacement politico-économique qu’est le système libéral-capitaliste est à la fois l’incarnation la plus récente de l’étatisme – son nouveau nom après tant d’autres dans l’histoire – et son apogée, sa formule la plus sophistiquée et la plus aboutie : la marchandisation du monde – la réduction de toute chose et de toute vie à sa valeur d’échange – et la dépolitisation libérale de la société sont la forme la plus terrible de l’impuissance humaine et de la séparation entre maîtres et esclaves.

Cette marchandisation et cette dépolitisation se caractérisent par la violence fondatrice qui se dissimule au cœur des marchandises fétichisées et de la tiède liberté octroyée aux citoyens. Derrière le marché, et derrière l’espace public libéral, derrière les biens de consommation, derrière les droits et les petits privilèges accordés à des consommateurs heureux, il y a une victoire. Celle de nos ennemis, remportée à grands coups de répression, d’assassinats, d’enferment et de surveillance généralisée. Dès leur naissance, le capitalisme (par le biais de l’accumulation primitive) et le libéralisme (par la coercition brutale exercée contre les forces contestataires) se sont appuyés sur une violence extrême pour exister. Que celle-ci ait disparu de l’horizon immédiat d’une partie des citoyens ensevelis sous les marchandises et les droits signifie uniquement que cette violence a quitté le centre des sociétés contemporaines pour être reléguée à leur périphérie. 

Ce mouvement de la violence du centre à la périphérie concerne tous les Etats. Tous, même les pires, ménagent des espaces où il fait bon vivre et les protègent par la terreur et le meurtre. Même dans l’Italie fasciste, dans l’Espagne de Franco, dans le Chili de Pinochet, en Argentine à l’époque du terrorisme d’Etat et des commandos de la mort, il y avait toujours une frange de la population qui vivait bien, confortablement, qui ne voyait rien, qui jouissait de l’ordre obtenu par le meurtre, l’enfermement ou l’exil, et qui soutenait le régime qui lui apportait l’opulence économique. 
 
Vous pensez que l’Etat français agit différemment ? Ou est-ce simplement parce que vous vivez dans la zone protégée et privilégiée qu’il a ménagée pour vous ? À la périphérie, dans les marges, dans les failles de l’ordre existant, la violence est bien là : aux frontières, dans les colonies, dans les prisons et les CRA, lorsque les flics éborgnent ou assassinent, dans le patriarcat et la culture du féminicide et du viol, dans la répression de la dissidence de genre, dans le racisme et l’islamophobie institutionnalisés… Sans oublier qu’aux portes de l’Europe, Frontex tue impunément. Il faut un sacré degré de contentement moral et de satiété consumériste pour penser que la violence a disparu. Elle est là, en permanence, activée plus ou moins discrètement contre celles et ceux que l’État identifie comme ses ennemis.  

Mais ça, nous militant.e.s, nous le savons ! Nous ne sommes pas aveugles, nous connaissons la réalité de la violence qui fonde et qui consolide les institutions. Nous savons que le fascisme – si l’on accepte de donner ce nom à cette violence d’Etat – n’a jamais tout à fait disparu, qu’il s’est retiré du centre, où les citoyens les plus dociles détournent le regard, mais qu’il continue à s’exercer au quotidien sur les ennemis du système libéral-capitaliste. Nous savons que cet État-là, le nôtre, est l’un des plus violents et des plus cruels qui soit, parce qu’il a atteint un degré de contrôle des populations, de surveillance, d’endoctrinement, de propagande et de puissance répressive – pensez à l’armement actuel des CRS et de la BRAV-M – inégalé dans l’histoire. Sous couvert de quelques libertés, les citoyens des prétendues démocraties contemporaines sont sans doute parmi les plus surveillés, contrôlés, déshumanisés et asservis que l’humanité ait connue, sans échappatoire possible puisque le marché et les caméras couvrent tout, tandis que les techniques d’intimidation et d’élimination de la contestation ont atteint un degré de sophistication ahurissant.

Le prix de votre confort

Mais peut-être estimez-vous qu’on vit tout de même mieux en France aujourd’hui que dans une dictature, qu’il ne faut pas exagérer ni dramatiser la situation et que nous aurions beaucoup à perdre d’une inflexion réactionnaire l’ordre républicain. Mais alors qu’entendez-vous par « vivre mieux », et qu’avons-nous à perdre de si précieux ? Votre confort consumériste et tous vos droits libéraux méritent-ils donc d’être protégés et choyés ? Vos petits accommodements avec l’Etat libéral-capitaliste vous auraient-ils rendu aveugles à l’extraordinaire impuissance qui est la vôtre, à la privation totale de véritable liberté que vous subissez, à votre avilissement, à la soumission qui vous est imposée et à la déshumanisation marchande qui vous aliène et qui imprègne chaque chose et chaque personne que vous croisez ? Quel degré d’embourgeoisement faut-il pour se satisfaire d’une telle existence ? Et comment peut-on oublier que chaque seconde de tranquillité dont vous jouissez est payé au prix du sang dans les marges de la société ? Vous n’êtes pas traqué.e.s au quotidien ni menacé.e.s par le pouvoir ? Pendant que vous survivez, d’autres le sont, d’autres meurent dans les prisons ou assassinés. 

Oui, pour nous tous les États se valent. Et penser que le nôtre, aujourd’hui, paré des atours du républicanisme, est somme toute un lieu où il fait bon vivre, revient à cracher à la figure de toutes les personnes que la république martyrise au quotidien, sur son territoire et dans les colonies. C’est se complaire à résider, comme disait Debord, « au centre tranquille du malheur », environné de « désolation et d’épouvante ». C’est renoncer à tout espoir d’autonomie, à toute capacité d’agir en vue d’un mode d’existence différent de la petite satisfaction matérielle et juridique qu’on daigne nous accorder en échange de notre silence. 

Dans ce cadre, que peut bien nous faire la prétendue « menace » de l’arrivée au pouvoir d’un énième parti gestionnaire de l’ordre existant, simple expression de la frange réactionnaire du capitalisme qui trépigne d’impatience en attendant de pouvoir utiliser la violence étatique au profit de ses intérêts sectoriels ? Rien. 

Nous combattons l’État sous toutes ses incarnations et nous n’avons que faire des micro-particularités qui peuvent affecter la répartition des postes internes à sa forme républicaine du moment. Nous le combattions avant, nous luttions déjà aux côtés des exploité.e.s et des opprimé.e.s, et nous continuerons. La violence était déjà là avant, et elle est encore là aujourd’hui. L’été dernier, à l’échelle de l’État français, il ne s’est rien passé et il ne pouvait rien se passer.
 
Et c’est normal : le propre du système libéral-capitaliste est qu’il ne s’y passe jamais rien. L’impuissance politique des individus est le critère fondamental qui lui permet de se perpétuer. Croire qu’on peut y vivre en paix, c’est déjà signaler son renoncement. Croire à ses belles fables – qu’il est le régime le plus ouvert, le plus libre, le plus accueillant – c’est démontrer son propre degré de capitulation. Nous, militant.e.s insurrectionnalistes, nous n’y croyons pas. Pas plus que nous ne croyons aux belles nomenclatures philosophiques qui classent les États à partir de leurs petites variations idéologiques et de leurs péripéties institutionnelles. Notre force, au contraire, est une force simplificatrice, qui ne perd pas de vue que dans la lutte contre la domination, là où il n’y a que deux camps en présence, ces nuances sont illusoires.

Et maintenant ?

Nous savons que nos camarades les plus lucides ont fait le même constat de leur côté, et nous savons que nous les retrouverons dans les luttes. Mais où sont-iels, celles et ceux qui nous disaient qu’une défaite de l’extrême-droite allait permettre de mieux s’organiser et se mobiliser ? Iels nous ont asséné cet argument jusqu’à plus soif, comme si la révolution était imminente et qu’il suffisait de quelques semaines ou de quelques mois de « répit » (comme l’a dit l’UCL dans un piteux communiqué appelant à voter) pour qu’elle soit enfin lancée… Où sont-iels tous.tes passées ? Nous sommes à l’automne 2024, et il n’y a plus personne. On se compte, comme d’habitude, sur les doigts de la main sur le terrain, dans les luttes et dans les cortèges de tête, et seuls quelques noyaux de résistance tels que les camarades de l’AG Antifa Paname – qu’on salue au passage – surnagent dans le marasme ambiant. C’est le même marasme que l’an passé, avant la fièvre électoraliste. Rien n’a changé. Les anarchistes et les révolutionnaires de salon qui appelaient à voter, ou qui nous faisaient la morale, simples rabatteur.ses de la gauche parlementaire, ont à nouveau disparu et se sont tus. Pendant ce temps, la violence d’Etat continue.

Avec le recul qui est le nôtre, nous connaissons bien le caractère cyclique du naufrage électoraliste auquel nous avons assisté : ce fut le cas à chaque fois que la gauche arriva au pouvoir, ou à chaque fois qu’il a fallu supporter le chantage au vote utile contre l’extrême-droite. Il est sans doute écrit quelque part que chaque génération de militant.e.s révolutionnaires connait son lot de renoncements et de trahisons. À chaque fois, des gens que l’on considérait comme des camarades se résignent à être étatisés, à n’être plus que des figurants indistincts à l’intérieur du régime, à cogérer leur propre asservissement en échange de quelques miettes de confort matériel et d’assimilation libérale. À chaque fois, iels brisent la solidarité dans la lutte qui constitue le communisme en actes. Comme nous l’écrivions déjà dans Le Citoyennisme qui vient, ce n’est pas si dramatique : après tout, cela nous permet, à chaque fois, de mieux distinguer nos amis de nos ennemis.

Des insurrectionnalistes
 


* Voici les deux arguments que nous avons reçus de la part d’un seul modo à propos de ce texte, sans possibilité de répondre ni de discuter :

il relativise complètement le danger de l’extrême droite au pouvoir (par exemple « De notre point de vue, c’est le calme plat », ou alors « il n’y a aucune différence entre les types de régimes qui fonctionnent avec et pour l’État » - il y a quelques différences notables).
qu’il appelle à ne pas voter/participer à l’État par l’élection ok, mais il attaque les camarades qui vont voter, jusqu’à les rendre responsables de la légitimité de l’État (« Toute personne qui vote se met au service de l’État et consent à soutenir sa logique d’oppression »)

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